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Hier le capital, aujourd’hui le travail qualifié, et demain ?

avril 28, 2008

La richesse nous anime à chaque instant. La production de richesses est au cœur de nos économies de marché. Chaque époque a vu être consacré un type de richesse : pendant longtemps les produits de la terre, puis ceux des artisans, des manufactures et des usines, c’est-à-dire l’industrie, qui s’est épanouie avec les progrès de la mécanique et des techniques de l’énergie, enfin aujourd’hui, les services et les produits de l’esprit, portés par l’informatisation, le numérique et évidemment internet.

La production de richesse fait intervenir plusieurs ingrédients dont les proportions n’ont eu de cesse d’évoluer du fait du progrès, et il n’y a pas de raison que cela ne continue pas ainsi.

Quels sont donc ces ingrédients ? Comment ont-ils varié dans les coûts de production des biens et services? Et surtout comment vont-ils varier ? Quelles conséquences sur notre consommation, sur la façon de produire ?

Pour faire simple, pour produire il faut: de l’investissement en capital productif (les machines, les usines, le matériel), des matières premières, du travail non qualifié et du travail qualifié.

Sans remonter trop loin, revenons à la Révolution Industrielle, au XIXème siècle. Avant l’ère de l’industrialisation, il fallait peu voire pas du tout de machines, mais des artisans qualifiés pour fabriquer des biens. Par exemple avant l’invention de l’imprimerie, on devait recourir au savoir faire d’un copiste. Ce qui rendait les livres rares et chers. La production artisanale faisait donc surtout intervenir du travail qualifié. Avec l’apparition des premières machines, est apparue plus que jamais auparavant la nécessité du capital physique, acquis grâce au capital financier : besoin est d’investisseurs capables d’apporter les fonds pour l’acquisition de machines, la construction de fabriques puis d’usines. Il fallait aussi du travail, mais moins qu’avant pour la même quantité produite, et du travail peu voire non qualifié : alors qu’avant tisser était un vrai savoir-faire détenu par quelques catégories privilégiées, l’industrialisation ne nécessite plus que quelques ouvriers capables pour schématiser de faire démarrer et s’arrêter la machine. On a donc assisté à cette époque à la chute de la demande de travail, ce qui a longtemps fait stagner les salaires des ouvriers simplement détenteurs de leur force de travail, pendant que les détenteurs de capital s’enrichissaient…c’est dans ce contexte qu’est né le marxisme. Parce qu’on produisait beaucoup plus qu’avant et pour moins cher, de nombreux biens sont devenus accessibles au public, ce qui permettait d’ailleurs de les amortir sur un plus grand nombre de clients et d’en diminuer encore le coût marginal (coût d’une unité supplémentaire). La Ford T est le symbole de cette époque.

Puis, au cours du XXème, ce qui est devenu rare dans un monde en proie à une concurrence impitoyable mais stimulante, c’est le travail qualifié, permettant aux acteurs économiques de se démarquer les uns des autres. Alors que nous regorgeons de capitaux, ce qui est rare c’est le talent.

Si les prix des produits manufacturés sont de plus en plus bas, c’est parce que les coûts de production ont continué à baisser d’une part grâce aux délocalisations et au progrès continus de la mécanisation et d‘autre part parce que les collections sont amorties sur des millions de clients, mais cela ne fait que masquer l’importance de la conception qui est de plus en plus chère et qui conditionne le succès commercial. Un film en 3D, un jeu vidéo nécessitent des mois, voire des années de conception, pis encore pour l’élaboration d’un médicament en laboratoire, ou d’un nouvel modèle d’avion. L’accès à une société de consommation toujours plus large rend rentables des efforts de conception de plus en plus lourds, ce qui accroît la demande en talent et en travail qualifié, tandis que la mécanisation permet parallèlement de se passer de plus en plus du travail non qualifié. S’ensuit un accroissement des inégalités de revenus entre professions qualifiées et non qualifiées, et même au sein d’une profession : un bon avocat pourra gagner beaucoup plus qu’un moins bon. C’est ici qu’interviennent les NTIC, qui permettent d’étendre la zone d’activité des individus. Ce n’est pas tant qu’internet remplace le chanteur, par exemple, mais plutôt qu’il lui donne les moyens de toucher plus de monde, et donc de rémunérer bien plus haut ses talents. Sans la télévision et internet, Gad Elmaleh aurait un notoriété et donc des revenus bien moindres. La technologie, pour l’instant du moins, ne prend pas encore totalement la place de tous les travailleurs mais décuple la capacité des plus doués à traiter des clients, au détriment des moins doués. C’est d’ailleurs très intéressant de constater aujourd’hui que parmi les plus riches au monde on compte de plus en plus de talents, de travailleurs doués, d’innovateurs et de moins en moins de simples détenteurs de capitaux vivant de leurs rentes foncières ou financières : sont ainsi désormais à l’honneur les créateurs de start-up, les écrivains à succès (l’auteur d’Harry Potter est la première fortune d’Angleterre), les sportifs, les acteurs, les chanteurs, les grands architectes. Le bien convoité, ce n’est plus le capital foncier, ni le capital financier ou physique, mas le capital humain !

Mais gardons nous bien de penser qu’il en sera toujours ainsi ! En effet on vient de voir qu’à la Révolution Industrielle, la mécanisation avait d’abord fait chuter la demande en savoir-faire manuel qualifié avant même celle en travail non qualifié. De la même façon, les progrès de l’intelligence artificielle viendront bientôt remplacer les savoir-faire intellectuels. L’effervescence continue d’innovations et de projets que connaît internet conduira à l’émergence de logiciels en ligne intelligents capables de comprendre le langage. La clé en sera l’avènement du web sémantique : c’est-à-dire le moment où l’ordinateur comprendra nos langues et saura nous répondre « en bon français » sans faute de syntaxe. Passé ce cap tout sera possible et des pans entiers de l’économie s’effondreront. On pourra sans doute obtenir une prestation d’avocat gratuitement ou presque sur internet. Les métiers de traders, d’ingénieurs disparaîtront aussi, et d’autres encore, car la machine saura trier, analyser, classer, synthétiser les données plus efficacement que jamais. On n’aura qu’à rentrer un certain nombre de paramètres pour obtenir instantanément les plans d’architecte de sa future maison. Les travailleurs qualifiés auront du souci à se faire. Ce sera malgré tout un immense gain pour nombre d’entre nous : des prestations spécialisées hors de prix pour l’instant deviendront alors accessibles, on pourra imaginer se faire concevoir une voiture sur mesure par exemple.

Sans parler des métiers de conducteurs d’engins et pilotes d’aéronefs : tout se fera sous conduite automatique. Cela fera bien sourire mes petits-enfants que de leur raconter que je conduisais moi-même ma voiture ! Comme je peine aujourd’hui à imaginer ma grand-mère allant au lavoir ! Très certainement avant 2100 toutes les voitures seront pilotées à distance par un ordinateur central qui coordonnera toutes les trajectoires, optimisera tous les trajets. Nous n’aurons plus qu’à rentrer le lieu de destination et y serons rendus automatiquement. Des voitures qui se croisent au millimètre et plus d’embouteillages, plus de morts sur les routes, mais plus de conducteurs non plus…la conduite deviendra un sport de riche à pratiquer sur circuit.

La technologie viendra ainsi déprécier à son tour le travail de ce que Robert Reich appelle les «analystes du symbole» pour revenir favoriser provisoirement les talents communs à tout être humain : l’ordinateur est d’ores et déjà en mesure de battre le champion du monde d’échec mais reste incapable de reconnaître un visage, comme sait le faire un enfant de trois ans.

Parallèlement à l’émergence de l’intelligence artificielle qui bientôt s’immiscera partout dans nos vies se développe ce qu’il reste à dupliquer de l’être humain : son habileté physique, sa dextérité de mouvement. Mais déjà les travaux des japonais, avec le robot Asimo, laissent augurer de perspectives incroyables. Moins de soixante-dix ans séparent le premier vol d’un engin plus lourd que l’air (1903) du premier pas de l’homme sur la lune ! Le progrès avance à un rythme exponentiel depuis le début du XXème siècle. Quand on voit ce qu’Asimo sait déjà faire (courir en rond, monter des escaliers, taper dans un ballon, servir un plateau à une table, serrer la main, servir d’hôte d’accueil dans les salons), penser à ce qui sera possible demain fascine, fait rêver, ou peur à choisir…

Il est vrai que bientôt le métier d’ingénieur sera caduc alors que la machine ne sera pas encore en mesure de reproduire l’habileté de nos doigts, si bien que les services « manuels » (une coupe de cheveu, le jardinage, la chirurgie) deviendront temporairement plus chers qu’un certain nombre de services intellectuels…mais cela ne sera qu’éphémère, car les progrès de la bionique rattraperont ceux de l’intelligence artificielle, et tout sera faisable par les robots, les biens et services ne coûteront plus rien à faire en main d’œuvre, seulement le prix des matières premières nécessaires, qui elles –mêmes pourraient être produites en quantité suffisante pour contenter une population humaine que les démographes ne voient pas dépasser neuf milliards. Ainsi apparaîtront des restaurants où l’on se fera servir par des robots de la nourriture cuisinée « manuellement » à la façon des grands-chefs par des robots : le prix de la main d’œuvre ramené à zéro, ce repas ne coûtera presque plus rien. Pareil pour les interventions chirurgicales par exemple qui, grand progrès, seront accessibles à tous et partout pour rien. Nous vivrons sans doute comme jadis à Rome : de pain et de jeux, travailler ne sera plus nécessaire. On basculera alors dans la société d’abondance. En fait de nouvelles façons de faire payer les richesses devront apparaître. Le prix sera celui du temps qu’on sera prêt à attendre pour profiter de ces services quasi-gratuit.

Mais qui aura alors intérêt à innover dans ce monde ? Ce que rechercheront peut-être les humains à travers l’innovation et la création du neuf, du différent, ce ne sera plus le plus le profit mais l’estime des pairs, comme c’est déjà le cas dans le monde académique ou celui du logiciel libre. À moins que l’innovation ne devienne plus qu’un moyen de durer, de laisser son empreinte dans ce monde, d’y laisser son nom, comme cela a souvent été le cas depuis la renaissance de l’Ordre marchand dans les cités portuaires d’Italie et d’Europe du Nord au XIIème siècle ? Ou alors créer deviendra-t-il un moyen d’illustrer un altruisme universel dans lequel toutes les collectivités humaines verseront peu à peu? Celles-ci garderont peut-être l’envie d’entreprendre car éprises du besoin de se rendre utiles auprès d’autrui, et le feront via les « social business », comme les a théorisés Mohamed Yunus dans un ouvrage qui fera date : Vers un nouveau capitalisme.

Et encore n’ai-je parlé là que de la bionique à visage humain, qui n’est qu’une partie de ce que nous voudrons copier parmi ce que la nature et l’évolution ont engendré de « trouvailles » génétiques et de chefs-d’œuvre d’adaptation à la nature hostile ! En effet on voudra et saura bientôt reproduire le mouvement d’autres animaux : la capacité de certains lézards à marcher au plafond, la mobilité des insectes qui peuvent voler tout en prenant des virages à angle droit, inimaginables pour l’instant pour nos avions. Qui sait ce qu’on fera de ces futures avancées, sans doute le fruit de la recherche militaire. Souhaitons que la nécessité d’une action collective mondiale que rend inéluctable la mondialisation nous aura d’ici là conduit sur les chemins de l’humanité réunie et pacifiée. Mais au-delà de l’Homme, le pire sera sans doute à craindre quand intelligence artificielle et bionique pourront interagir : des logiciels pourront concevoir et créer seuls les plans de robots que fabriqueront ensuite d’autres machines. Ce que beaucoup d’auteurs ont imaginé ne sera pas loin de quitter la fiction.

Ce qui paraît enfin inaccessible à la machine, c’est notre faculté à rêver, à aimer, à faire rire, à faire de l’ironie, en fait à faire errer irrationnellement nos pensées sur d’improbables sentiers inexplorés. Les dernières élites enviées resteront les artistes au talent infalsifiable par la machine. Quoique…

Venez lire l’appel du 18 janvier 2008 et signer la pétition pour une mondialisation plus juste


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