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La faim du monde

avril 21, 2008

Tel Midas, qui dans la mythologie grecque pouvait transformer en or tout ce qu’il touchait et qui est mort de faim et de soif dans un désert d’or, l’Humanité court le risque, si elle n’en prend pas garde, de laisser mourir de faim les siens par millions alors qu’elle regorge plus que jamais de capitaux et de connaissances. Bien que les pays émergents connaissent des taux de croissance record, souvent au-delà de 5%, avec des investissements étrangers sans précédent, les populations ne sont pas en mesure d’en profiter pour l’instant et doivent subir de plein fouet ces hausses de prix des denrées alimentaires, car la croissance est un phénomène long à manifester ses effets dans la société, ce n’est que dans une génération qu’on pourra vraiment en sentir les bienfaits.

Dominique Strauss-Kahn patron du FMI annonce : « la hausse des prix des produits alimentaires pourraient avoir de terribles conséquences pour la planète entière allant jusqu’à la guerre, des centaines de milliers de personnes vont mourir de faim si rien n’est fait pour l’endiguer ». Une fois de plus seule manque la volonté des nations d’agir de concert. La science progresse chaque jour, on peut prévoir le mouvement des astres, le passage séculaire des comètes et tant d’autres choses, mais on demeure incapable de se prendre en main pour anticiper l’inévitable : la hausse de la demande de nourriture dans un monde de plus en plus peuplé, qui mange plus et mieux. Près de quarante pays traversent aujourd’hui une véritable urgence alimentaire (21 en Afrique, 10 en Asie, 5 en Amérique Latine et la Moldavie en Europe). Comme en 1789 en France, les émeutes de la faim se multiplient. Aujourd’hui entre autres au Bangladesh, à Haïti, au Cameroun, au Sénégal, partout demain si cela continue.

Et c’est normal compte tenue de la flambée actuelle : en 2007, les produits de base s’étaient enchéris de 40%. Les prix du blé sont à leur plus haut niveau depuis vingt-huit ans et ont augmenté de 180% en trois ans, l’huile de palme a vu son prix tripler depuis début 2008 !

Cette explosion des prix des produits agricoles se produit pour au moins cinq raisons :

  • La hausse continue de la demande
  • Une production qui croît trop lentement
  • Des délais d’ajustement de l’offre à la demande trop longs dans une économie financiarisée régie par l’instantanéité
  • La spéculation
  • La hausse des prix du pétrole

La hausse continue de la demande

Les Humains sont de plus en plus nombreux, et aspirent à manger plus et mieux. Ces dix dernières années, la population mondiale a cru deux fois plus vite que la production de riz. En 2025, il y aura 1,5 milliards de bouches à nourrir en plus ! La demande mondiale est tirée par les deux géants que sont la Chine et l’Inde dont l’appétit se tourne de plus en plus vers une nourriture plus riche en viande. Il y a vingt ans un Chinois mangeait 20 kilos de viande par an, aujourd’hui il en avale 50 kilos, or il faut 7 kilos de céréales pour produire un kilo de viande. D’où une demande structurellement en hausse. Ce n’est d’ailleurs pas tant la croissance de la population mondiale qui explique cette soudaine hausse que l’élévation du niveau de vie moyen à certains endroits, notamment en Chine, en Inde ou au Brésil. Soulignons enfin que ce qui pose également problème, ce sont les conditions d’accès à la nourriture : combien même produirions-nous assez pour tout le monde, que certains pays manqueraient encore de réseaux de distribution efficaces, de routes, d’infrastructures de stockage, et surtout d’une meilleure gestion.

Une production insuffisante

Nous consommons plus de nourriture que nous n’en produisons ! L’Humanité puise donc allégrement dans ses stocks, qui fondent à vue d’œil et ne suffiront bientôt plus. La pénurie actuelle vient en partie du fait que de grands pays producteurs cessent d’exporter un à un, dans le meilleur des cas pour mieux satisfaire leur demande intérieure (ainsi l’Inde a cessé d’exporter depuis octobre 2007 et va sans doute devoir bientôt importer, la chine envisage de faire pareil), dans le pire, comme le font certains producteurs thaïlandais (la Thaïlande est le premier exportateur mondial de riz) par simple spéculation : pourquoi vendre aujourd’hui, quand demain je vendrai plus cher encore ? Résultat les prix explosent. Les émeutes de la faim se multiplient dans de nombreux pays, menaçant la stabilité politique mondiale. L’Égypte (72 millions d’habitants dont une grande partie vivant avec moins de deux dollars par jour) risque de basculer dans le chaos à tout moment, les dépenses des ménages égyptiens, essentiellement alimentaires, ayant augmenté de moitié pour des salaires inchangés. Elle vient de suspendre ses exportations de riz pour six mois pour mieux contenter sa population qui ne pouvait déjà plus s’offrir de pâtes issues du blé lui aussi devenu trop cher.

Les changements climatiques sont aussi en cause. Les surfaces cultivées ne vont cesser de se réduire. La Chine a d’ores et déjà perdu huit millions d’hectares de terres cultivées en dix ans, et va en perdre à nouveau dix d’ici à 2025, pire encore pour l’Afrique subsaharienne qui devrait perdre 100 millions d’hectares du fait de la sécheresse d’ici à 50 ans, tandis que les terres arables à qui profite le réchauffement de la planète, la Sibérie et le Canada, ne sont pas encore exploitables massivement. L’agriculture va devoir s’adapter à des sols arides ou salés, parmi les derniers encore disponibles. À ce titre on ne peut exclure d’office de se tourner vers les OGM qui vont permettre de produire plus, avec des protéines rares et moins d’eau. Reste à perfectionner les techniques et à trouver un cadre juridique car il n’est pas pensable qu’une seule firme, Monsanto pour ne pas la nommer, détiennent 70% des brevets déjà déposés.

Enfin la dernière des raisons, et non des moindres, expliquant cette insuffisance de la production est le désinvestissement dans la production agricole nourricière qui frappe depuis des décennies les pays émergents. Les institutions internationales ont ainsi chaudement recommandé à ces pays de se concentrer sur les cultures d’exportation (cacao, coton, café, etc) au détriment des céréales qu’ils ont pu longtemps importer à bas coûts des grand pays exportateurs. Le FMI, même s’il en est aujourd’hui revenu, a pendant longtemps cherché à travers ses « programmes d’ajustement structurel » à imposer les cultures d’exportation qui, à la différence de la production nourricière à destination locale, peuvent ramener les dollars indispensables au remboursement de ses prêts. Au point que le Sénégal par exemple, pays traditionnellement agricole et pastoral, importe 80% de sa consommation en produits de base. Sauf que lorsque les cours mondiaux s’affolent, ces pays sont les premiers touchés et les hausses y sont encore plus vertigineuses, amplifiées localement par la corruption : la Sierra Leone a vu ses prix du riz monter de 300% ces derniers mois.

Des délais d’ajustements fatals

Le problème est que les marchés agricoles ont ceci de particulier que l’offre met du temps à s’adapter à la demande, soit le temps d’une récolte, plus court que jamais certes, mais suffisant pour se tromper dans les anticipations et occasionner de funestes pénuries. D’autant qu’il est difficile d’établir des prévisions fiables, en raison de la prééminence du facteur climatique. La volatilité des prix est telle qu’une hausse de 1 à 2% dans la demande peut entraîner une hausse de prix de l’ordre de 200 à 300% ! Les agriculteurs, aiguillonnées par un telle hausse sont incités à semer en masse, au risque de faire s’effondrer les prix par un excès d’offre cette fois-ci lors des prochaines récoltes, et d’acculer à la faillite nombre d’entre eux. Cercle vicieux qui peut maintenir offre et demande en perpétuel décalage à l’origine de crise alimentaires de plus en plus graves.

La spéculation

Cette flambée des produits alimentaires est aussi largement le résultat d’une abondance de liquidités, qui même si elle ne crée pas la tendance fait plus que l’amplifier : l’épargne mondiale d’un montant inégalé peine à trouver des actifs rentables où s’investir, notamment après la débâcle bancaire, et se rabat sur les matières premières, qui s’achètent et de vendent comme tout autre titre. C’est le résultat de la financiarisation de l’économie, déjà évoquée sur ce blog concernant le pétrole. Seulement il est difficile pour ne pas dire impossible de distinguer le bon grain de l’ivraie, c’est-dire ce qui relève de la protection (payer maintenant pour s’assurer d’obtenir du blé à un prix donné dans six mois par exemple) et de la spéculation (payer maintenant en tablant sur une hausse des prix pour revendre et faire du profit). Comme sur tous les marchés, les prix peuvent se détacher de la demande, suite aux rumeurs sur les variations de stocks, ou plus simplement à « l’exubérance irrationnelle » chère à Alan Greenspan (ancien banquier central américain), mais le problème c’est qu’ici, au bout de la chaîne, on touche aux besoins incompressibles des ménages les plus pauvres, l’alimentation ! La hausse des prix alimentaires des trois dernières années pourrait, selon la Banque Mondiale, enfoncer dans la pauvreté près de cent millions de personnes. Cela n’empêche pas certaines banques (ABN Amro entre autres) de s’empresser de proposer des produits financiers permettant à tout particulier de profiter de cette tendance haussière. Les contrats à terme sur les matières premières ont cru en volume de 65% en janvier et février 2008 par rapport à janvier et février 2007 ! Pire encore, certains fonds ne se limitent plus à ces contrats à terme mais investissent dans les sociétés dont le métier est de stocker les céréales : ils imaginent ainsi pouvoir faire varier l’offre physique au besoin en retenant la production stockée pour organiser la pénurie et faire monter les prix !

C’est une situation absurde et explosive qui risque de s’aggraver avec une réforme qu’envisage la CFTC (autorité américaine de régulation des marchés des matières premières) permettant des prises de positions plus importantes encore sur les céréales ! Parce qu’une libéralisation totale des échanges agricoles conduirait à plus encore de volatilité et de spéculation, il faut absolument la réguler au niveau international. Les armes de la libéralisation, abaissement voire suppression des droits de douane et subventions aux exportations, doivent être employées de façon coordonnée pour ne pas exposer les petits producteurs à une trop grande volatilité des prix.

La hausse des prix du pétrole

Cette hausse des prix du pétrole influe sur les cours des produits alimentaires pour trois raisons : elle augmente les prix des engrais et des substances chimiques issues du pétrole dont les agriculteurs ne peuvent se passer, elle renchérit les coûts du fret maritime (un tiers du prix final des céréales), mais surtout elle favorise l’émergence de carburants alternatifs, les biocarburants. Ceux-ci vont être amenés à monopoliser de plus en plus de surfaces cultivables. Cent millions de tonnes de céréales par an sont ainsi réquisitionnées pour fabriquer de l’éthanol ou du bio-diesel. Au Brésil, 20% des voitures roulent déjà aux biocarburants et aux États-Unis, 10% de la production de maïs leur est réservée. À titre indicatif, un plein de biocarburant demande 250 kilos de maïs, soit de quoi nourrir une famille mexicaine pendant un an ! Rien ne va s’arranger avec la volonté de l’UE d’utiliser 10% d’essence « verte » d’ici à 2020. Il s’agit même pour la FAO (Food and Agriculture Organization) et l’OCDE du facteur principal de la hausse structurelle de 20 à 50% des prix alimentaires attendue d’ici à 2016. Et avec toutes ces céréales rendues indisponibles, beaucoup se sont jetés sur le riz. Avec une mécanique implacable, les hausses des premiers produits concernés entraînent celles des autres, et tout concourt in fine à une flambée généralisée des prix.

La solution : il faut financer les investissements en infrastructures agricoles, éduquer les paysans et promouvoir la microfinance

Plus que jamais la nécessité d’une réelle action collective se fait sentir pour assurer la sécurité alimentaire et encadrer un marché dont dépend l’Humanité. Inutile de créer une nouvelle institution, il en existe déjà une, la FAO, rattachée à l’ONU, avec pour objectif d’améliorer la nutrition, la productivité agricole ainsi que le niveau de vie dans les zones rurales. Ses propositions pour la crise qui s’annonce : donner la possibilité aux pays les plus exposés d’acheter des semences et des fertilisants afin de parvenir au plus vite à l’autosuffisance alimentaire. Simple rustine qui ne résoudra rien sur le long terme. Il faudrait donner à la FAO un mandat un peu plus volontaire en lui permettant de faire jouer son expertise dans le choix et la mise en œuvre de grands projets d’équipements agricoles et de formation des paysans à l’agronomie et aux nouvelles technologie. Un paysan du fin fond de la campagne qui connaît les vrais cours des marchés grâce à son accès à internet ne se fait plus arnaquer, améliore son niveau de vie, et grâce à l’accès au crédit il investit dans du matériel, bref produit plus et mieux. C’est indispensable, sinon l’exode rural mondial va s’intensifier, vidant les campagnes et gonflant des villes à la croissance anarchique méprisant l’environnement.

Nous serons 9 milliards en 2050, période à laquelle tous les grands pays auront achevé leur transition démographique. À partir de ce moment la population mondiale commencera à vieillir. Jamais plus elle ne doublera. La plupart des spécialistes s’accordent à dire que la Terre permettrait largement en théorie de nourrir tout le monde. En effet, n’oublions pas que d’énormes gisements de productivité restent à explorer, ainsi en Afrique par exemple un hectare produit 800 kilos de céréales, pour 8000 kilos en Europe. On compte plus d’un milliard de paysans dans le monde pour seulement 28 millions de tracteurs. Comme on l’a vu en Éthiopie, faute de routes praticables pour acheminer les denrées dans les zones affectées par le manque, des famines peuvent survenir dans certaines parties d’un pays alors qu’ailleurs on dispose de surplus. La corruption, l’absence de démocratie et d’une presse libre n’arrange rien.

Il faut donc faire en sorte que les paysans soient incités à produire d’abord des biens alimentaires plutôt que des biens d’exportation. Actuellement, la production locale, faute d’une productivité suffisante, ne peut rivaliser avec les produits importés. L’Europe, avec son agriculture ultra subventionnée est en partie responsable de ce « dumping agricole ». Énième manifestation de l’égoïsme et de l’hypocrisie des pays du Nord qui eux protègent leur agriculture pour s’assurer de l’autosuffisance alimentaire tout en demandant avec un cruel raffinement aux pays du Sud de se concentrer sur les cultures d’exportation. Nous le leur demandons pour deux raisons intéressées : pour nous fournir le cacao, le café et autres produits dont nous avons besoin, et pour qu’ils récoltent les dollars et euros nécessaires au remboursement des prêts que nous leur avons consentis. Ce pacte odieusement imposé vole aujourd’hui en éclat quand même la satisfaction du premier des besoins n’est plus certaine et que se produit « l’insurrection des gueux » (4 morts à Haïti, 40 au Cameroun, etc). C’est le remake de la journée du 5 octobre 1789 qui est en train de se jouer au Sud, journée qui avait vu 7000 parisiennes marcher sur Versailles pour réclamer du pain. Ce qui aurait fait dire les mots suivants à Marie-Antoine, sans doute apocryphes, « Le peuple n’a pas de pain ? Qu’il mange de a brioche »… Au regard des immenses déséquilibres qui caractérisent cette mondialisation économique sans mondialisation politique, les pauvres bougres du Sud n’auraient vraiment pas tort d’y voir le même cynisme que celui de Marie-Antoinette. Les pays de l’OCDE versent chaque année des dizaines de milliards de dollars de subventions à leurs quelques millions d’agriculteurs, pendant que les un milliard et quelques paysans du Sud se démènent seuls avec du matériel archaïque. Il faut mieux être une vache en Europe avec deux dollars par jour de subventions qu’un être humain à certains endroits du globe. Les réticences de l’UE, et surtout de la France, à lever ses subventions et à supprimer la jachère laissent les négociations de l’OMC dans l’impasse…

À l’heure où les liquidités débordent de toute part, il serait judicieux que les institutions financières internationales, voire les fonds souverains à la recherche de placements sûrs et de long terme, prêtent de quoi financer le capital physique public et privé (infrastructures, routes, ponts, ports, machines agricoles, micro entreprises) comme le capital humain (formation des agriculteurs) dans le but d’augmenter la productivité dans les pays émergents. Selon la vieille image qui reste plus que jamais vraie, il faut donner, ou plutôt prêter pour l’achat d’une canne-à-pêche plutôt que d’apporter le poisson. Il faut mettre le pied à l’étrier à toute une génération de micro entrepreneurs pour qui même de très faibles sommes peuvent suffire à lancer une activité.

Encore une fois ces financements sont des investissements largement rentables autant au niveau microéconomique en favorisant l’émergence d’un tissu économique viable qu’au niveau macroéconomique en dotant ces pays d’infrastructures qui attirent ensuite en masse les investissements directs étrangers de par leur effet multiplicateur. Sans compter les émeutes qu’on s’épargne alors en maintenant la paix sociale. Et dire que le FMI dispose actuellement de 200 milliards de dollars d’engagements à un an non affecté faute de projet ! Et dire qu’on trouve milliard sur milliard de dollars pour recapitaliser les grandes banques d’investissement, et que les réserves cumulées des banques centrales s’élèvent à 7000 milliards de dollars, alors qu’on peine parallèlement à réunir les 500 millions de dollars dont a immédiatement besoin le Programme Alimentaire Mondial pour répondre aux besoins d’urgence ! Alors que les infrastructures nécessaires à l’autosuffisance alimentaire ne nécessitent que 300 milliards de dollars par an !

Il est clair que le marché ne peut répondre seul à ces impérieuses nécessités, et l’heure est venue d’envisager sérieusement l’élargissement salvateur des institutions internationales actuelles en vue de l’édification d’un véritable gouvernement mondial, transparent et véritablement représentatif, capable entre autres de donner au monde ce que l’Europe s’est donnée à elle-même via la PAC : la souveraineté alimentaire.

Venez lire l’appel du 18 janvier 2008 et signer la pétition pour une mondialisation plus juste


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