De tout temps la façon de consulter le savoir et de participer à son élaboration a conditionné la vitesse du progrès des sciences et des idées. L’Humanité, souvent sans en avoir conscience, de façon éparse, décérébrée et sans préméditation, n’a cessé de bâtir une intelligence collective de plus en plus complète, réactive et accessible, qui va bientôt pénétrer tous les aspects de nos vies.
L’invention inaugurale a été un concept : l’écriture. C’est une révolution ! Elle marque le passage de la Préhistoire à l’Histoire, et est apparue séparément à différents endroits (vers – 5000 en Chine, -3300 en Mésopotamie) d’abord comme moyen d’organiser l’économie (comme le calcul d’ailleurs), mais elle va surtout permettre de figer et transmettre les connaissances, premier d’une longue série d’artefacts servant à étendre la mémoire humaine.
Les révolutions suivantes ne seront que des variations dans les supports, toujours plus pratiques à transporter, ranger, stocker et permettant de toucher toujours plus de monde.
Le passage des tablettes d’argile gravées au papyrus représente un gain évident en termes d’encombrement. Mais cette matière fragile se déchire facilement et mieux vaut savoir ce que l’on veut écrire : l’erreur est un luxe. Autre inconvénient majeur, les papyrus s’enroulent et se conservent sous forme de rouleau, leur consultation est fastidieuse car elle monopolise les deux mains dont on a besoin pour tenir le rouleau tout en le déroulant progressivement. Conséquences immédiates : on ne peut pas prendre de notes ni consulter plusieurs textes en même temps. Le travail intellectuel n’en est donc pas rendu aisé et reste laborieux.
L’invention du livre à pages reliées vers le IVème siècle, concomitante à la généralisation du parchemin, est une nouvelle étape décisive franchie vers la diffusion du savoir. Le parchemin (pergamènè en grec, peau de Pergame, ville d’Asie Mineure) est tiré de la peau de mouton ou de chèvre, ce qui lui confère une grande solidité permettant d’une part de gratter pour effacer ses erreurs et de réécrire par-dessus, et d’autre part de relier les pages pour former des cahiers (codex en latin) que l’on appelle aujourd’hui livre. C’est un abus de langage car livre vient en fait du latin liber, sorte d’écorce tendre sur laquelle on gravait son texte, et a toujours désigné le support recevant l’écriture.
Petite parenthèse : l’étymologie du mot page est également très intéressante, elle vient de pagina, pièce de vigne en latin, pour la métaphore entre une page remplie de lignes d’écritures, et une pièce de vigne et ses rangées de ceps. C’est donc le vocabulaire originellement agricole d’un petit peuple du Latium qui est parvenu aujourd’hui à s’imposer à des centaines de millions de locuteurs dans le monde à travers le français, l’espagnol, l’italien, et toutes les autres langues latines sans oublier le droit, et même certaines sciences (les noms d’espèces animales et végétales sont en latin)!
Retour à l’invention du livre ! Le travail intellectuel en est alors grandement facilité : on peut laisser ouverts sans effort plusieurs livres à la fois tout en pouvant prendre des notes, gribouiller, écrire, réécrire. Cette innovation va faciliter en Europe la diffusion des grandes œuvres de l’Antiquité ainsi que le travail théologique autour des textes sacrés chrétiens, juifs et musulmans. Mais la lecture reste le fait d’une toute petite minorité instruite, les livres sont des objets de luxe, leur acquisition résulte de la copie privée, très onéreuse car demandant temps et adresse de la part des copistes.
L’étape suivante, c’est l’invention « européenne » de l’imprimerie au milieu du XVème siècle (bien que les Chinois aient été les premiers), qui permet de reproduire des écrits à un coût marginal très faible. Le nombre de lettrés augmentent considérablement, les connaissances de l’Humanité patiemment rassemblées et recopiées sont accessibles bien plus facilement.
Le Vatican voit là un moyen d’unifier l’Europe autour du latin et du christianisme, mais comme souvent c’est l’inverse qui se produit : l’imprimerie permet l’essor des langues vernaculaires sur la forme, du protestantisme et du rationalisme sur le fond.
Puis tout s’enchaîne très vite, on arrive au XXème siècle, naissance de deux grands médias de masse, le cinéma, et la radio qui offre pour la première fois la possibilité de faire partager les mêmes émotions au même moment au grand nombre : les négociations de Munich en 1938 sont ainsi largement suivies dans le monde.
On arrive ensuite à l’après guerre, génération du Baby Boom, celle de mes parents. A cette époque la télévision n’en est qu’à ses balbutiements. Elle est déjà cet objet fascinant que nous connaissons et qui commence à s’inviter dans les salons. Mais tout le monde n’en profite pas encore. Mon père oui à Paris, mais il faut demander la permission au maître de maison pour l’allumer, et ce n’est pas tous les jours ! Ma mère non, en Normandie. C’est en fait encore le cas de beaucoup d’autres enfants de cette génération pour qui la seule véritable échappatoire en dehors du voyage, hors de prix, et du jeu réside dans la lecture. Le savoir, l’évasion, les émotions : le livre reste l’indétrônable véhicule apportant cette nourriture intellectuelle aux imaginaires de la génération de mes parents. Ma mère me dit souvent qu’étant petite elle rêvait de vivre dans une maison construite non pas de briques mais de livres !
Drôle d’idée pour ma génération qui est celle de la télévision. J’appartiens à la classe de ceux qui ont grandi avec les dessins animés japonais, avec la télécommande dans la main comme gouvernail ne me permettant à l’époque de naviguer qu’entre six pauvres océans télévisuels différents. Puis les chaînes se multiplient, à toute heure du jour ou de la nuit on peut s’affaler sur son canapé devant sa télévision et se brancher sous perfusion audiovisuelle.
C’est un drame. Beaucoup de personnes de ma génération n’ont jamais vraiment pris l’habitude de lire, sauf quand l’école l’imposait de temps en temps. En effet pourquoi se fouler, autant aller au plus simple, c’est-à-dire vers le prêt-à-penser télévisuel. C’est un changement radical dans l’acquisition des connaissances. Quelqu’un qui écrit un livre a structuré sa pensée, a pesé chacun de ses mots, a apporté une myriade d’exemples et d’illustrations, a pris le temps de rentrer dans les détails. Dans un débat à la télévision, ce ne sont que bribes d’argumentations désarticulées, les arguments fusent de part et d’autre mais sans être développés, tout est brouillon, les idées ne font que passer, impriment résolument moins l’intellect que ne le fait la lecture.
Beaucoup de jeunes disent s’ennuyer ! Alors qu’ils n’auront pas assez de leur vie pour lire ne serait-ce qu’un centième de ce que l’Humanité a produit et écrit comme savoir, alors que des bibliothèques existent dans chaque quartier prêtant quasi gratuitement de quoi se forger un conscience de citoyen éveillé !
Pourquoi une grande partie de ma génération préfère-t-elle encore s’ennuyer plutôt que de se réfugier dans la lecture et découvrir tant de nouveaux horizons pourtant à portée de page? Parce lire demande de l’entraînement et une acclimatation précoce, c’est un exercice technique fatiguant, qui fait travailler les yeux et l’imagination, là où la télévision repose et change les idées. Tout est dit. L’éveil intellectuel de beaucoup aura été sacrifié sur l’autel de la télévision. C’est le drame du règne du petit écran sur la société de consommation : passifs, sans moyen de participer à l’élaboration du savoir mais abreuvés de publicités, nous sommes détournés de la nécessité première de nous niveler par le haut et d’aspirer à l’excellence en ce sens que ce consumérisme à outrance permet à chacun de se satisfaire de sa médiocrité. En effet les forces du marché rivalisent d’ingéniosité marketing et commerciale pour m’amener sur un plateau d’argent les nouveaux produits qui me permettront de moins réfléchir encore.
On aurait pu croire que lire ne servirait bientôt plus à rien pour une grande partie d’entre nous, tristes soldats de cette société de consommation. Pour beaucoup, travailler, dépenser et se distraire ne nécessitent finalement que quelques rudiments de lecture!
Mais internet est arrivé.
L’économie de marché et le consumérisme stigmatisés à l’instant portaient en fait en eux les germes du renouveau de l’éveil des consciences. Internet a surgi pour d’une part donner à l’individu une télécommande inédite, la souris, permettant d’aller où l’on veut, et d’autre part pour lui demander son avis et le faire participer. Les jeunes occidentaux passent désormais plus de temps devant l’ordinateur que devant la télévision, détrônée !
Le web 2.0 consacre ce retournement : tout un chacun peut apporter sa pierre à l’édifice de la connaissance (wikipedia) et commenter la production intellectuelle d’autrui. Jamais travail intellectuel n’a été aussi facile et accessible. Jamais les idées inachevées des uns n’ont autant nourri les théories naissantes des autres, un commentaire innocent et sans prétention laissé anonymement sur un blog par un Australien donne une idée d’entreprise à l’autre bout du monde à un Canadien.
A vrai dire il n’y a plus aucune excuse à être ignorant, quand les connaissances de toute l’Humanité sont à portée de clic, toute curiosité est « googlesisable » ! Une véritable intelligence collective est en train de prendre forme : tout se sait, tout circule, tout le temps et partout, plus rien n’est perdu. Le C to C explose, la trottinette d’un habitant de Miami qui moisissait dans le garage fait le bonheur d’un Parisien par écran et ebay interposés. Les intermédiaires sautent un à un. Déjà on peut prêter de l’argent sur le net aux internautes bien notés par la communauté, et on commence à pouvoir lever des fonds pour des projets artistiques en misant sur la sollicitude des internautes convaincus, en attendant de pouvoir le faire pour des projets entrepreneuriaux. Une des étapes fondamentales de la résorption de la fracture économique mondiale viendra alors de l’essor de plateformes mettant en relation micro-entrepreneurs du monde émergents et micro-investisseurs du reste du monde.
Les jeux vidéo depuis leur apparition participent aussi de ce recentrage sur l’individu-acteur : on y est actif et non passif, mais on y « perd » encore trop son temps à jouer dans un cadre contraint, tel le hamster qui se défoule dans sa cage en faisant tourner sa roue dans le vide, là où internet permet de se mettre utilement au service de cette intelligence collective en construction.
L’avenir est dans la convergence des deux : les logiciels d’e-learning nous mettant tous en réseau, à l’image des perspectives qu’offrent ces programmes d’entraînement de la mémoire et d’apprentissage de l’anglais qui fleurissent sur les consoles portables.
Internet replace la lecture et l’écriture, même massacrée, au cœur de la diffusion et de la constitution des savoirs, si bien que dès lors que tout le monde aura accès à internet, il est raisonnable de penser que tout le monde se mettra au moins à lire, et sans doute à écrire.
L’e-learning va bientôt permettre de scolariser des millions d’enfants supplémentaires en Inde avec un minimum de professeurs, ceux-ci exerceront leur métier à distance, pouvant chacun enseigner à plus de monde, tout comme bientôt les médecins tiendront des téléconsultations, rendant la santé accessible de tous. La production en série de petits ordinateurs portables rechargeables manuellement (par manivelle !) captant l’internet sans fil conférera une grande indépendance aux écoliers des pays émergents qui pourront étudier partout avec entrain grâce à des programmes ludiques.
Avec l’évènement demain du livre électronique et de la traduction automatisée, la boucle sera bouclée, n’importe qui pourra se déplacer avec toute la bibliothèque de l’Humanité dans le creux de sa poche. Ce prochain bouleversement consacrera le grand retour de la lecture et de l’écriture et stimulera plus que jamais l’effervescence intellectuelle en mettant le pied à l’étrier à de nombreux écrivains en devenir. Mais précisons toutefois que de nouveaux modèles économiques devront émerger. La reproduction à coût nul des œuvres rendra gratuite l’acquisition des livres, leurs auteurs ne vivront alors que de leurs performances en direct, j’entends par là les conférences. Tout comme les chanteurs, toujours plus nombreux également grâce à internet, ne pourront plus compter que sur les concerts, manne déjà amplement suffisante, pour s’enrichir.
Notons enfin que demain cette généralisation de la lecture, et de son corollaire l’écriture, à toute l’Humanité donnera encore plus de poids au journalisme qui plus que jamais jouera son noble rôle de vigie des sociétés, veillant à ce que les décisions des pouvoirs en place reflètent le mieux possible l’intérêt général, et non pas seulement certains intérêts particuliers. La presse omniprésente sera prompte à dénoncer tous les scandales qui ne manqueront pas d’être découverts du fait de fuites inévitables dans un monde toujours plus réticulaire. Chaque Humain est un témoin, un journaliste en puissance à même de publier sur internet une photo, une vidéo prises sur le vif avec ses objets communicants nomades.
La pression médiatique incontrôlable, insaisissable, s’affranchira plus que jamais des frontières grâce aux satellites. Elle contribuera à faire émerger une réelle opinion publique mondiale et rendra le moindre abus intenable. La démocratie devrait alors triompher, les régimes autoritaires s’effondrant les uns après les autres, par « évidence », du fait de l’évolution des mentalités, au même titre qu’en France lors de la Restauration, il était invraisemblable que l’on revînt à une monarchie de droit divin, les acquis de la Révolution étant devenus trop prégnants dans la société française pour qu’on pût revenir dessus, même manu militari.
Vivement demain !
Venez lire l’appel du 18 janvier 2008 et signer la pétition pour une mondialisation plus juste!