Archive for avril 2009

Les approximations sur l’Afrique de Guy Sorman

avril 18, 2009

Cher Monsieur Sorman,

J’apprécie votre plume, vos idées, vos analyses, la façon dont vous mettez ici en perspective l’actualité…mais je ne peux m’empêcher de relever les quelques approximations constatées dans votre revue du livre de Dambisa Moyo, Dead Aid : Why Aid Is Not Working and How There Is a Better Way for Africa, et plus particulièrement dans les critiques que vous formulez à son encontre.

« Moyo fails to acknowledge the role played by the artificial geography of African states. The borders inherited from colonialism have doomed most sub-Saharan nations to tribal warfare. All African countries since independence have been disrupted by civil wars. »
En gros, les guerres civiles qui affligent l’Afrique seraient dues au tracé des frontières qui n’aurait pas fait correspondre à chaque pays une ethnie, autrement dit c’est la diversité ethnique des pays qui serait la principale raison des guerres civiles.
C’est INEXACT: Paul Collier, l’éminent spécialiste de la pauvreté en Afrique (et dit en passant le directeur de thèse de Dambisa Moyo) nous dit « Let’s move to another illusion: that all civil war is based in ethnic strife. This may seem self-evident if you go by newspaper accounts, but I have come to doubt it. Most societies that are at peace have more than one ethnic group. And one of the few low-income countries that is ethnically pure, Somalia, had a bloody civil war followed by complete and persistent government meltdown. Statistically, there is not much evidence of a relationship between ethnic diversity and proneness to civil war. We do find some effect: societies that have one goup that is large enough to form a majority of the population, but where other groups are still significant -what we call « ethnic dominance »- are indeed more at risk. But this effect is not huge, and most of societies that make up the bottom billion (the poorest billion people on Earth) are too diverse for any one group to be this dominant. People from different ethnic groups may not like each other, and there may be a noisy discourse of mutual accusation. But there is a big gap between interethnic dislike and civil war. »
La pauvreté est, il est vrai, souvent due à la guerre civile, mais celle ci ne découle que rarement, finalement, de la diversité ethnique, mais plutôt justement de bas revenus, d’absence de croissance (un cercle vicieux donc, Paul Collier parle de « conflict trap ») et/ou de l’existence de ressources naturelles, autant de rentes stables que conférerait la prise du pouvoir.

Vous devriez aussi savoir, cher Guy Sorman, que s’il avait fallu donner à chaque ethnie son pays, ce n’est pas une quarantaine de pays africains qu’on aurait, mais des milliers, et qui peut croire que cela arrangerait la situation, à l’heure où on essaie justement de dépasser le cadre des nations pour tenter de répondre péniblement aux enjeux globaux de ce siècle? Avec des milliers d’états africains, les pays enclavés seraient encore plus nombreux, sans accès à la mer, pris dans le piège « landlocked with bad neighbors » mis en évidence par Paul Collier. En termes de lutte contre la pauvreté d’après lui, l’histoire n’aurait jamais dû permettre à ces zones enclavées (Burkina Faso, Rwanda, etc.) de devenir des nations, car sans accès direct à la mer, elles sont entièrement dépendantes de leurs voisins qui n’ont aucun intérêt direct à fournir ces biens publics régionaux que sont les infrastructures de transport. Et par une curieuse ironie de l’histoire on peut sans doute arguer que le découpage colonial favorisait en fait la formation d’ensemble ayant un accès à la mer (puisque fondé sur les exportations), alors que c’est la résistance des sociétés et tribus retranchées dans l’arrière-pays qui a conduit à l’apparition d’états enclavés. Quand un continent peuplés de milliers d’ethnies les plus diverses accède à l’indépendance et doit entrer dans le cadre westphalien des nations, les frontières héritées de la coloniation sont sans doute la moins pire des solutions. Et félicitons nous de ce que la plupart des chefs d’états africains aient eu jusqu’ici la sagesse d’y adhérer. Gardons aussi à l’esprit que cette règle aléatoire du « tracé à la règle », qui semble ne pas se soucier des carcatéristiques géologiques, hydrauliques et forestières, avait été adoptée à la conférence de Berlin en 1885 notamment pour maximiser les chances de répartition équitable des ressources naturelles, qui pourraient être ensuite découvertes, entre les acteurs européens, et dont d’ailleurs ne parviennent pas à profiter aujourd’hui les pays africains (mal hollandais, corruption, etc.). C’est précisément cette stratégie qui a présidé au découpage des Etats-Unis en patchwork d’états quadrilatéraux (même s’il est vrai que c’était plus simple dans ce cas, l’Ouest américain étant alors quasi inhabité).

Pour ce qui est des investissements chinois dans les infrastructures, ils sont bienvenus, mais on peut s’interroger par exemple sur la robustesse des barrages construits, quand même chez eux les Chinois ne respectent pas les normes de sécurité, on peut aussi se demander si les inconvénients de la Chinafrique ne dépassent pas les avantages.

Pour en revenir à la thèse de Dambisa Moyo, je crois qu’elle aurait mieux fait de rester dans les pas de son directeur de thèse, à savoir que, certes, l’aide est insuffisante, elle cesse en fait d’être efficace (quand elle l’est!) au-delà de 16% du PIB, mais qu’elle est loin d’être inutile, elle reste même fondamentalement nécessaire, mais doit être couplée à trois autres stratégies:
1. Interventions armées immédiates en cas de conflits ou d’abus, maintien d’une force d’occupation internationale le temps nécessaire.
2. Edification de chartes de bonne conduite et de classements faisant pression sur les mauvais dirigeants; préparation de plans d’action prêts à l’emploi, adaptés à ces pays, dont pourraient se saisir facilement et rapidement les hommes politiques disposés à faire changer les choses, avant que les intérêts menacés n’aient le temps de se mobiliser pour faire échouer les velléités de réforme.
3.Révision des accords comemrciaux entre l’Afrique et le reste du monde.
Ces mesures doivent être associées intelligemment, s’enchaîner de façon opportune, dans des proportions et un ordre précis.

Avant de donner des leçons sur la pauvreté en Afrique, Guy Sorman, vous devriez peut-être commencer par lire le livre qui fait autorité en la matière, « The Bottom Billion: why the poorest countries are failing and what can be done about it« .

Amicalement,

TJ

« The Bottom Billion » – Le Piège du conflit récurrent

avril 18, 2009

« The Bottom Billion : why the poorest countries are failing and what can be done about it ». C’est le titre de l’ouvrage écrit par Paul Collier,  professeur d’économie et directeur du Centre pour l’Étude des Économies Africaines à Oxford, également ancien directeur de la recherche sur le développement à la Banque Mondiale. Ce livre, publié en 2007, fait autorité dans le milieu, c’est  déjà devenu un classique pour tous ceux qui s’intéressent de près  ou de loin à la cause du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Par « bottom billion » (ci-après BB), l’auteur désigne le milliard d’êtres humains habitant dans les pays les plus pauvres.

En termes de développement, Paul Collier affirme que le plus gros du travail a été fait ces 40 dernières années et un grand nombre de pays dont l’Inde et la Chine  se sont définitivement placés sur les rails de la prospérité. Mais le plus dur reste à faire pour le BB, dont les revenus ont diminué de 5% lors des années 90 quant ceux du reste de l’humanité augmentaient.

Première idée reçue, la croissance économique du pays n’est pas un des moyens les plus efficaces de réduire la pauvreté. C’est faux, « en général, la croissance économique profite aussi aux petites gens. Le problème du Milliard d’en bas n’est pas qu’il a eu le mauvais type de croissance, ni qu’il n’a pas eu une croissance pro-pauvre ou durable, mais qu’il n’a pas eu de croissance du tout ! »

Le problème de la pauvreté persistante du BB est en fait moins compliqué à résoudre que ceux que l’humanité a péniblement affrontés au cours du XXème siècle, mais sa résolution suppose une refonte en profondeur des stratégies d’aide ainsi que la mise en œuvre de coopérations inédites entre les gouvernements et les institutions internationales.

Les pays du BB sont empêtrés dans au moins un des 4 pièges à pauvreté identifiés par Paul Collier. Voici dans cet article un résumé du chapitre traitant du premier piège, celui du conflit récurrent, balayant un certain nombre d’idées toutes faites.

Le piège du conflit récurrent

Paul Collier a prouvé statistiquement quels étaient les facteurs favorisant le plus la survenue d’une guerre civil : de bas revenus, une croissance faible,  l’importance des matières premières dans l’économie du pays, et très accessoirement la diversité ethnique et la géographie (un grand pays avec une population dispersée et des zones montagneuses est un peu plus à risque, car il offre des refuges naturels aux guérillas). Il a aussi déterminé les facteurs qui ne changeaient rien, et son travail vient ainsi tordre le cou à de nombreuses idées préconçues ! Il a notamment mis à jour que répression politique/ethnique, fortes inégalités de revenus ou passé colonial n’augmentaient pas les risques de guerre civile !

On apprend également qu’un conflit interétatique dure en moyenne 6 mois, contre 7 ans pour une guerre civile,  réduisant en moyenne sur cette durée le PIB du pays d’environ 15%, et que « la moitié des pays sortant d’une guerre civile y replongent dans les dix ans qui suivent (la chute du prix des kalashnikovs consécutif à une guerre y est pour beaucoup), les pays à bas revenus étant particulièrement exposés ».  La moitié des coûts d’une guerre civile apparaissent après sa fin, sous forme de pertes économiques ou de dégradation de la santé publique (malnutrition, maladies). Le recrutement pour les rébellions découle rarement de l’adhésion à une volonté de restaurer un ordre juste mais concerne le plus souvent des hommes jeunes, sans éducation et sans famille, ce sont les trois principaux facteurs. Une personne lésée par l’action/l’inaction de l’état ne serait en fait étonnamment pas plus encline qu’une qui ne le serait pas à faire usage de la violence. Il n’y aurait par ailleurs aucune relation tangible entre la propension d’une région à basculer dans la violence et le degré d’équipement en infrastructures sanitaires, routières, etc.

Paul Collier nous dit par exemple : « Un pays comme la République Démocratique du Congo (ancien Zaïre) a besoin de 50 ans de paix continue, au rythme de croissance actuel, pour seulement retrouver son niveau de revenu de 1960. Ses chances de connaître une telle stabilité sont des plus minces, compte tenu de ses bas revenus, de sa croissance faible, de son passif en termes de conflits et de son excessive dépendance des exportations de matières premières. »

Les coups d’état sont l’autre forme de violence affectant les pays pris dans le « piège du conflit récurrent ». Les principaux facteurs sont de bas revenus, une croissance faible et le fait d’en avoir déjà subi dans un passé pas trop lointain, vient ensuite la présence d’un groupe ethnique dominant. Par contre, l’existence de larges ressources naturelles ne joue pas de rôle significatif. Cela peut s’expliquer par le fait que pour fomenter un coup d’état, nul besoin de se reposer sur la richesse naturelle du pays, car c’est bien souvent le fait de personnalités proches du pouvoir parvenant à instrumentaliser l’armée et renversant le gouvernement de façon expéditive, alors qu’une guerilla, elle, prend du temps et ne peut germer bien souvent que parce qu’elle est en mesure de se financer en prenant le contrôle d’une mine ou de champs de pétrole.

Enfin, il se trouve que le caractère démocratique d’un état ne le met aucunement à l’abri d’une guerre civile ou d’un coup d’état, c’est la capacité à créer les conditions d’une croissance économique soutenue qui compte le plus. On parle ici de « piège » car plus un pays est pauvre, plus il aura tendance à se reposer sur ses seules richesses naturelles, et plus il risquera de connaître une guerre civile, et les pays en guerre s’appauvrissent encore plus, ont plus de chance de rechuter, etc. Paul Collier en conclut que ces pays du BB pris dans le piège du conflit ne pourront s’en sortir seuls.


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